Une homélie de fr. Yves de patoul
Nous entendons aujourd'hui la suite du grand du discours de Jésus sur la montagne, discours qui est un rappel de la Loi que Moïse reçut sur la montagne du Sinaï. Il commençait par une grande envolée de neuf béatitudes : bienheureux êtes-vous, vous qui êtes pauvre et pur de cœur, doux, miséricordieux, vous qui pleurez, vous qui êtes assoiffé de justice, artisan de paix ou encore insulté à cause de mon nom. Il se poursuit par ces deux déclarations que nous venons d'entendre : « vous êtes le sel de la terre et la lumière du monde ».
À les prendre comme un simple enseignement moral - il nous faut être percutant ou piquant comme le sel ; donnons du goût à la vie par une conduite exemplaire qui éclaire notre prochain sur ce qui est bien -, on aurait l'impression de tomber assez bas. Gardons-nous de tomber ainsi dans une telle lecture moralisante à laquelle, hélas, nous nous limitons trop souvent. Est-il besoin pour se croire chrétiens de résumer les évangiles au discours : soyons gentils, aidons-nous les uns les autres, soyons des modèles de conduite pour les autres, les autres que le plus souvent nous déconsidérons comme on déconsidère les étrangers qui ne partagent pas nos convictions culturelles ou religieuses.
Prenons un peu de hauteur pour lire l'évangile. Comment entendre la déclaration de Jésus qui fait suite aux béatitudes « Vous êtes le sel de la terre » ? Je vois trois observations, trois aspects différents. Le premier nous tourne vers le verbe Être qui fait des disciples de Jésus, ceux qui vivent des béatitudes, une entité particulière, un groupe particulier. Un groupe qui se distingue des autres hommes qui écoutent la Parole de Dieu seulement en curieux. Vous, dit Jésus, vous êtes comme celui qui se révélait à Moïse dans le buisson ardent Celui qui est. Il ne dit pas : Devenez ou Soyez du sel » mais « Vous, vous êtes le sel de la terre ». Cette allusion vraisemblable à l'Exode fait de nous les membres d'une race divine. Les vrais disciples de Jésus sont définis par leur parenté à Dieu lui-même. L'apôtre Pierre le dira de façon explicite dans un passage bien connu de sa première lettre (1 P 2,9).
Le deuxième aspect de cette déclaration qui ne vous a pas échappé est que Jésus s'adresse à un ensemble de disciples : « Vous, vous êtes le sel de la terre et aussi la lumière du monde, (Lumen Gentium) ». Nous sommes au cinquième chapitre de l'évangile de Matthieu, au début du ministère de Jésus. Et une des premières choses que Jésus réalise, et c'est vrai de tous les évangiles, de saint Jean aussi mais dans une moindre mesure, c'est de constituer un groupe de disciples qu'il va associer à son ministère jusqu'à la fin de sa vie en leur enseignant les volontés de Dieu son Père par ses actes et par sa parole. Mgr Descamps dont j'ai suivi un cours sur les fondements scripturaires de l'Église disait en substance ceci : « Jésus n'a pas fondé l'Église, mais il l'a voulue, il en a esquissé la base et les contours ». Le salut a quelque chose de collectif. Les disciples de Jésus sont reliés entre eux par des liens multiples, principalement des liens intimes de charité ou d'amour - Saint Paul et saint Jean développeront abondamment la nécessité de ces liens -, mais ils sont liés aussi par des devoirs. Ils sont tous envoyés en dehors du groupe étroit qu'ils forment ensemble vers le monde. Ils sont tous missionnaires. Ils reçoivent des responsabilités d'annoncer la Bonne nouvelle qu'ils accueillent. C'est ensemble que vous êtes le sel de la terre et la lumière du monde, nous dit Jésus. En disant « Vous êtes le sel de la terre, la lumière du monde », Jésus s'adresse aux pauvres de cœur, aux doux, aux pacifiques, aux artisans de paix. Il s'adresse à ceux qui le sont et non à ceux qui prétendent l'être. Jésus qualifie ses disciples : ils sont des missionnaires qui doivent rester humbles comme les pauvres de Yahweh. Mais cette pauvreté n'est pas synonyme d'affadissement, de faiblesse. Si le sel se dénature, il n'est plus bon à rien. Si les chrétiens ne sont plus le sel de la terre, ils ne sont plus rien, ils ne sont plus de la race divine.
Et d'ailleurs, et c'est mon troisième aspect, c'est quoi le sel et la lumière ? Le sel est quelque chose d'insignifiant, minuscule, presqu'invisible, mais bien nécessaire : les cuisiniers le savent bien, mais aussi les habitants de la brousse qui n'ont pas d'électricité pour conserver des aliments. Le sel est ce plus qui permet de donner de la saveur aux aliments et aussi de mieux les conserver pour qu'ils ne pourrissent pas. Il donne du mordant à la vie. Le Royaume de Dieu appartient à ceux qui s'en emparent. Je ne suis pas venu apporter la paix mais le glaive qui divise les membres d'une même famille, nous dit Jésus. La lumière, elle, est ce qui permet d'avancer sans trébucher, de se frayer un chemin au milieu des ténèbres, d'en sortir et de se diriger vers la Lumière du Christ. Cette lumière ne vient pas de nous, elle nous est donnée. C'est une lumière intérieure qui brille dans notre cœur. On pourrait avancer ce paradoxe qui est un bel oxymore : 'nous ne pouvons être lumière du monde qu'en renonçant à briller aux yeux des hommes'. Ce n'est pas nous qui sommes des lumières, nous ne faisons que refléter la lumière du Christ crucifié. L'humilité est une vertu indispensable au missionnaire.
Nous rejoignons tout à fait la lecture de saint Paul. Il écrit ceci aux Corinthiens : « Je n'ai rien voulu connaître d'autre que Jésus Christ, ce Messie crucifié ... et c'est dans la faiblesse, craintif et tout tremblant, que je suis arrivé chez vous », « car, dans mon langage, ajoute-t-il, c'est l'Esprit et sa puissance qui se manifestent, pour que votre foi ne repose pas sur la sagesse des hommes mais sur la puissance de Dieu ». Le mot puissance utilisé deux fois par saint Paul est équivalent à lumière. La lumière du Christ, son Esprit, est une puissance phénoménale que nous méconnaissons sans doute, très largement mais qui est visible chez les saints. Songeons particulièrement à ceux qui ont influencé leur siècle. Pensons à Don Bosco dont nous célébrions la fête il y a quelques jours. Mais aussi tous les saints fondateurs : saint Benoit, saint François, saint Dominique, saint Ignace de Loyola qui ont tous marqué durablement leur temps et l'histoire.
Pour conclure, je vois deux lignes de force opposées mais tout à fait complémentaires comme souvent dans l'évangile : les auditeurs des béatitudes sont des disciples de Jésus Christ qui sont à la fois doux, humbles, et pacifiques, mais ils doivent être également audacieux, combattifs. Ils seront des prophètes vus et entendus par leurs contemporains et en même temps ils resteront pauvres de cœur comme saint Paul, comme leur maître et Seigneur Jésus le Christ, le Messie crucifié.
Terminons par cette phrase enrobée de poésie du prophète Isaïe « Partage ton pain avec celui qui a faim, recueille chez toi le malheureux sans abri, ne te dérobe pas à ton semblable, alors ta lumière jaillira comme l'aurore, et tes forces reviendront rapidement ... ; si tu donnes de bon cœur à celui qui a faim, si tu combles les désirs du malheureux, ta lumière se lèvera dans les ténèbres et ton obscurité sera comme la lumière de midi ».
Fr. Yves de Patoul
Ainsi parle le Seigneur : Partage ton pain avec celui qui a faim, accueille chez toi les pauvres sans abri, couvre celui que tu verras sans vêtement, ne te dérobe pas à ton semblable. Alors ta lumière jaillira comme l'aurore, et tes forces reviendront vite. Devant toi marchera ta justice, et la gloire du Seigneur fermera la marche. Alors, si tu appelles, le Seigneur répondra ; si tu cries, il dira : « Me voici. » Si tu fais disparaître de chez toi le joug, le geste accusateur, la parole malfaisante, si tu donnes à celui qui a faim ce que toi, tu désires, et si tu combles les désirs du malheureux, ta lumière se lèvera dans les ténèbres et ton obscurité sera lumière de midi.
- Parole du Seigneur.
Is 58, 7-10
Lumière des c?urs droits, il s'est levé dans les ténèbres, homme de justice, de tendresse et de pitié. L'homme de bien a pitié, il partage ; il mène ses affaires avec droiture.
Cet homme jamais ne tombera ; toujours on fera mémoire du juste. Il ne craint pas l'annonce d'un malheur : le c?ur ferme, il s'appuie sur le Seigneur.
Son c?ur est confiant, il ne craint pas. À pleines mains, il donne au pauvre ; à jamais se maintiendra sa justice, sa puissance grandira, et sa gloire !
Ps 111 (112),.4-5, 6-7, 8a.9
Frères, quand je suis venu chez vous, je ne suis pas venu vous annoncer le mystère de Dieu avec le prestige du langage ou de la sagesse. Parmi vous, je n'ai rien voulu connaître d'autre que Jésus Christ, ce Messie crucifié. Et c'est dans la faiblesse, craintif et tout tremblant, que je me suis présenté à vous. Mon langage, ma proclamation de l'Évangile, n'avaient rien d'un langage de sagesse qui veut convaincre ; mais c'est l'Esprit et sa puissance qui se manifestaient, pour que votre foi repose, non pas sur la sagesse des hommes, mais sur la puissance de Dieu.
- Parole du Seigneur.
1 Co 2, 1-5
En ce temps-là, Jésus disait à ses disciples : « Vous êtes le sel de la terre. Mais si le sel devient fade, comment lui rendre de la saveur ? Il ne vaut plus rien : on le jette dehors et il est piétiné par les gens.
Vous êtes la lumière du monde. Une ville située sur une montagne ne peut être cachée. Et l'on n'allume pas une lampe pour la mettre sous le boisseau ; on la met sur le lampadaire, et elle brille pour tous ceux qui sont dans la maison. De même, que votre lumière brille devant les hommes : alors, voyant ce que vous faites de bien, ils rendront gloire à votre Père qui est aux cieux. »
- Acclamons la Parole de Dieu.
Mt 5, 13-16