Une homélie de fr. Pierre de Béthune
Chaque année, au premier dimanche du Carême, la liturgie nous fait entendre le récit du séjour de Jésus au désert. La Tentation, comme on dit. Mais, à la différence des autres évangélistes, saint Marc ne décrit pas ces trois tentations. Le seul séjour au désert est déjà une épreuve majeure.
En effet, l'Esprit, apparu au Jourdain sous la forme gracieuse d'une colombe, le pousse maintenant fermement au désert pour y faire la rude expérience de la solitude. Expérience de peur pour les bêtes sauvages, expérience de perte de repères, d'abandon, et surtout, pour Jésus, l'occasion pour s'en remettre inconditionnellement entre les mains de son Père.
Tel est, en effet, le fruit de ces quarante jours de méditation solitaire. Ses disciples l'ont entendu un jour, plus tard, évoquer cette proximité qu'il avait réalisée avec son Père : « Oui, Père, c'est ainsi que tu l'as voulu dans ta bienveillance...Tout m'a été remis par mon Père... » Il lui a fallu du temps pour intérioriser cette révélation fondamentale qu'il avait entendue en sortant du Jourdain. À ce moment, il avait déjà clairement compris sa vocation. Mais autre chose est une révélation soudaine de sa relation exceptionnelle avec son Père, autre chose l'évidence devenue tacite, congénitale, de sa vocation. Il a fallu du temps et le choc de la totale solitude, pour que cette expérience encore fugitive prenne corps en lui, en toutes les fibres de son être.
C'est pourquoi, au sortir du désert, sa conviction est devenue une mission. Il a compris qu'il était envoyé pour annoncer à ses frères cette bienveillance du Père, cette 'volonté de bien' pour tous les humains. Et, de fait, il a immédiatement commencé à annoncer que le Royaume est tout proche, et qu'il est urgent de se convertir.
Ce séjour initiatique que Jésus a vécu au désert nous est donc présenté au seuil du Carême, pour nous inviter à entrer à notre tour dans une conversion renouvelée.
Il y a plusieurs bonnes façon de bien faire.
Et d'abord : prendre quelquefois le temps pour nous retirer un peu et réfléchir sur notre vocation d'enfants de Dieu. Nous voyons en effet dans les évangiles, que Jésus lui-même, pendant sa vie active, se retirait régulièrement après une journée fatigante : « Au matin, à la nuit noire, Jésus se leva, sortit et s'en alla dans un en droit désert ; là il priait. ». Il avait besoin de ces petites retraites, pour raviver sa présence à son Père. Dans notre vie active, il nous est aussi possible, -- et nécessaire -- de ménager de tels moments, même très brefs, de retraite, de réflexion, de prise de conscience de la place de Dieu en notre vie. Il y aussi, bien sûr, des moments réguliers de célébration, comme nous le faisons en ce moment, toujours précieux pour entretenir notre solidarité dans la foi et pour nourrir notre prière de la Parole de Dieu entendue.
Mais, dans ce contexte, nous pouvons également repenser la tradition du jeûne qui caractérise cette période. C'est là une deuxième bonne façon de faire. Le jeûne du Carême n'est pas nécessairement un jeûne de nourriture. Il y a bien d'autres domaines où nous pouvons reprendre contact avec le plus vrai de nous-mêmes, en renonçant pour un temps à bien des choses, bonnes en soi, mais parfois aussi encombrantes, parce distrayantes. Rappelons-nous en ce domaine le sens du mot grec nèpsis qui signifie à la foi 'jeûne' et 'éveil'. Le but de tous ces renoncements de nourritures, pour notre bouche, pour nos yeux ou pour nos oreilles, est un surcroît d'éveil, de présence. Présence au mystère de notre vie d'enfants de Dieu.
Mais, justement, ce temps du Carême et de Pâques est surtout une occasion bienvenue pour mieux entrer dans ce mystère de notre vie avec Dieu, comme Jésus l'a fait durant sa retraite au désert. C'est le mystère d'une filiation, et d'abord d'une alliance. Dans la première lecture, le récit du déluge, il est déjà question de l'alliance entre Dieu et les humains, illustrée par l'arc en ciel. L'alliance est un lien, un engagement réciproque, et même une communion de destin. Dieu s'est engagé envers l'humanité, et, saint Pierre, dans l'épitre, précise : il l'a fait au point d'envoyer son Fils parmi nous, et même au risque de le voir rejeté, éliminé.
Pendant ce temps du Carême, et puis de Pâques, c'est bien cela que nous célébrons : l'alliance, ce lien qui nous relie à Dieu, ce lien qui le lie à nous, dans la réciprocité. Non seulement nous le célébrons par des lectures et par nos chants, mais nous prenons ainsi mieux conscience de notre responsabilité dans l'œuvre de Dieu. Nous progressons sur ce chemin de cette alliance réciproque dans la mesure où nous ne nous contentons pas d'être des bénéficiaires de la bonté de Dieu, mais où nous voulons être des collaborateurs.
Parce que nous réalisons que Dieu a besoin des hommes. Bien sûr, Dieu est tout-puissant et Maître-de-tout, et cependant, sans notre consentement et notre collaboration, il ne peut rien. C'est donc notre façon de vivre en communion avec nos frères et sœurs qui peut le manifester -- ou le nier. Aujourd'hui plus que jamais, nous devons 'aider Dieu' à vivre parmi nous, comme l'avait compris Etty Hillesum dans son camp de concentration. Alors, si nous vivons vraiment selon l'évangile, le Règne de Dieu se manifeste, pour le bien de tous ceux que nous rencontrons.
Ce temps du Carême tout entier est donc une occasion, une chance, pour vivre plus intensément en présence de Dieu...
Aujourd'hui, nous entamons notre marche vers Pâques. Bien sûr, toute notre vie est une marche devant Dieu, à la suite du Christ qui est venu parmi nous, est mort et résuscité. Mais pendant ces quarante jours et même trois mois qui viennent, nous allons célébrer cela : sa montée à Jérusalem, sa Passion, sa Résurrection et l'envoi de son Esprit qui le rend présent aujourd'hui.
Nous voulons commencer par vivre ces quarante jours de préparation comme une invitation à la conversion, comme Jésus nous le demande dans l'évangile d'aujourd'hui. Nous allons donc nous tourner humblement vers la croix pour demander son aide pour mieux voir nos faiblesses, nos péchés, et surtout les possibilités qui nous sont données pour aller plus résolument à sa suite, en progressant dans la connaissance de toute sa vie.
Dieu dit à Noé et à ses fils : « Voici que moi, j'établis mon alliance avec vous, avec votre descendance après vous, et avec tous les êtres vivants qui sont avec vous : les oiseaux, le bétail, toutes les bêtes de la terre, tout ce qui est sorti de l'arche. Oui, j'établis mon alliance avec vous : aucun être de chair ne sera plus détruit par les eaux du déluge, il n'y aura plus de déluge pour ravager la terre. » Dieu dit encore : « Voici le signe de l'alliance que j'établis entre moi et vous, et avec tous les êtres vivants qui sont avec vous, pour les générations à jamais : je mets mon arc au milieu des nuages, pour qu'il soit le signe de l'alliance entre moi et la terre. Lorsque je rassemblerai les nuages au-dessus de la terre, et que l'arc apparaîtra au milieu des nuages, je me souviendrai de mon alliance qui est entre moi et vous, et tous les êtres vivants : les eaux ne se changeront plus en déluge pour détruire tout être de chair. »
- Parole du Seigneur.
Gn 9, 8-15
Seigneur, enseigne-moi tes voies, fais-moi connaître ta route. Dirige-moi par ta vérité, enseigne-moi, car tu es le Dieu qui me sauve.
Rappelle-toi, Seigneur, ta tendresse, ton amour qui est de toujours. Dans ton amour, ne m'oublie pas, en raison de ta bonté, Seigneur.
Il est droit, il est bon, le Seigneur, lui qui montre aux pécheurs le chemin. Sa justice dirige les humbles, il enseigne aux humbles son chemin.
24 (25), 4-5ab, 6-7bc, 8-9
Bien-aimés, le Christ, lui aussi, a souffert pour les péchés, une seule fois, lui, le juste, pour les injustes, afin de vous introduire devant Dieu ; il a été mis à mort dans la chair, mais vivifié dans l'Esprit. C'est en lui qu'il est parti proclamer son message aux esprits qui étaient en captivité. Ceux-ci, jadis, avaient refusé d'obéir, au temps où se prolongeait la patience de Dieu, quand Noé construisit l'arche, dans laquelle un petit nombre, en tout huit personnes, furent sauvées à travers l'eau. C'était une figure du baptême qui vous sauve maintenant : le baptême ne purifie pas de souillures extérieures, mais il est l'engagement envers Dieu d'une conscience droite et il sauve par la résurrection de Jésus Christ, lui qui est à la droite de Dieu, après s'en être allé au ciel, lui à qui sont soumis les anges, ainsi que les Souverainetés et les Puissances.
- Parole du Seigneur.
1 P 3, 18-22
Jésus venait d'être baptisé. Aussitôt l'Esprit le pousse au désert et, dans le désert, il resta quarante jours, tenté par Satan. Il vivait parmi les bêtes sauvages, et les anges le servaient.
Après l'arrestation de Jean, Jésus partit pour la Galilée proclamer l'Évangile de Dieu ; il disait : « Les temps sont accomplis : le règne de Dieu est tout proche. Convertissez-vous et croyez à l'Évangile. »
- Acclamons la Parole de Dieu.
Mc 1, 12-15