Homélie du 20 septembre 2015

25e dimanche du Temps Ordinaire

Une homélie de fr. Dieudonné Dufrasne

Avec cette page d'évangile selon Saint Marc, nous sommes dans une toute autre ambiance que celle des solennels et longs discours de Jésus selon l'évangéliste Saint-Jean.

Ici, nous sommes introduits dans le cercle privé et intime de Jésus avec ses 12 disciples privilégiés, à l'abri des regards et des oreilles de la foule. Et heureusement, car ce qui va se passer n'est pas très joli ni fort édifiant. De quoi s'agit-il au juste ?

Jésus traverse la Galilée incognito avec ses disciples. Incognito, car il ne veut pas que ce qu'il va leur dire parvienne aux oreilles de la foule. Ce serait incompréhensible et tellement décevant, voire scandaleux, pour ces pauvres gens qui mettent tout leur espoir dans ce grand prophète et guérisseur. C'est leur dernière planche de salut, et Jésus devine qu'ils attendent un grand bouleversement politique qui les délivrera de leur misérable pauvreté dans un royaume de justice, de tendresse et de paix, à la manière annoncée par les prophètes du Premier Testament, dont Marie, d'ailleurs, fait encore écho dans son magnificat:

« Il renverse les puissants de leur trône.
il élève les humbles.
Il comble de bien les affamés.
il renvoie les riches les mains vides.
»

On est en plein dans les fantasmes, les espoirs fous. Et Jésus va devoir les dégonfler, petit à petit, sans rien brusquer mais en veillant à ne pas les entretenir.

Petit à petit, en commençant par les disciples que Jésus suppose être aptes à deviner que les choses vont plutôt mal tourner et éventuellement mal finir. On imagine bien le petit groupe des 12 marchant, serrés, autour du Maître. Ce sont les bons moments des confidences. Et Jésus profite de cette douce intimité, pour leur dire, prudemment et quasi évasivement: « Mes amis, vous devez savoir que le Fils de l'homme, il est destiné à être livré aux mains des hommes qui le tueront avant qu'ils ressuscite » .

Mais nous connaissons bien cela: on entend ce que l'on veut bien entendre et l'on est sourd à ce qui contredit nos pensées, nos projets, voire nos rêves. Et de fait, l'évangéliste précise que les disciples ne comprenaient pas ces paroles de Jésus. Il aurait pu « avouer » que les disciples ne voulaient pas comprendre ce qui allait tellement à l'encontre de leurs attentes.

Et la suite du récit est accablante. Les disciples desserrent  le cercle autour de Jésus, ils le laissent prendre de l'avance et marcher seul, car ils vont discuter entre eux pour savoir qui est le plus grand parmi eux. Ils sont jaloux les uns des autres. Ils croient que la venue du Royaume D'Israël est imminente, royaume établi par Dieu assurément, mais dans une splendeur humaine. Ils se font alors des soucis au sujet du rôle qu'ils y joueront eux-mêmes. Ils ont conscience de leur valeur personnelle et voudraient savoir comment elle sera reconnue; si l'on tiendra compte de ce que celui-ci est arrivé plus tôt que celui-là auprès de Jésus. Ils aimeraient que Jésus leur dise clairement d'après quel étalon il déterminera le rang et leurs futurs émoluments.

Bref, nous n'avons pas le coeur d'aller plus loin dans les détails de leur discussion, voire de leur lamentable dispute, humaine, trop humaine.

Jésus a bien sûr deviné tout cela. Comment va-t-il s'y prendre pour rectifier l'imaginaire de ses disciples, pour renverser cette montagne de fantasmes et d'illusions aberrantes ? Leur faire un discours serait inutile: ils n'écouteraient que d'une oreille. L'enseignement de Jésus va être d'une concision et d'une limpidité sans la moindre ambiguité possible: une seule parole et un seul geste.

  • Une seule parole:
« Si quelqu'un veut être le premier, qu'il soit le dernier de tous et le serviteur de tous » .
  • Un seul geste:

Il aperçoit un enfant, va le chercher par la main, le place au milieu d'eux et l'embrasse:

« Celui qui veut m'accueillir et avoir place dans mon Royaume, il doit le faire à la manière d'un enfant » .

Une bien belle image, touchante même. Mais les disciples l'ont-ils comprise pour autant ? Et nous-mêmes, la comprenons-nous vraiment ? Car c'est une image qui, de la part de Jésus, cache une étonnante profondeur humaine, psychologique et spirituelle. Essayons d'expliciter la portée de cette image.

D'abord, j'imagine que Jésus n'a pas pris un ton doucereux pour parler de l'enfant. Je devine qu'il aurait eu l'envie de dire: « Vous autres, adultes, prétentieux, ambitieux,vous allez devoir vous comporter de manière totalement contraire de ce que vous êtes, de votre façon de parler et d'agir. Car mon Royaume n'est pas une foire d'empoigne où il y a des maîtres et des serviteurs, des hommes cupides et rusés, des adroits et des victimes maladroites, des calculateurs rapides et des naïfs plutôt lents, des personnes qui réussissent haut-la-main et d'autres qui succombent lourdement. »

Bon. Voilà pour « le pavé lancé dans la mare » . Mais après ce coup d'adrénaline, Jésus aurait voulu expliquer calmement son image de l'enfant. Et ici je vous cite quelques lignes, toutes calmes en intelligence, de Romano Guardini:

« Celui qui obéit à sa simple nature instinctive accueille surtout ceux qui ont déjà fait leurs preuves, qui sont donc importants et utiles. L'enfant, lui, ne présente rien de tout cela; il n'a encore rien fait !  Il ne représente pas grand chose. C'est un débutant, encore tout en espérance. L'enfant n'est pas capable de forcer l'adulte à le prendre au sérieux; car les vrais hommes, ce sont les grands. L'enfant n'est que candidat à l'humanité. notons que cette attitude n'est pas propre aux adultes cérébraux et égoïstes, mais également aux personnes aimables, voire maternelles, qui ont, paradoxalement, un comportement nuancé de mésestime aimable ou bourrue que l'on sent jusque dans le ton artificiel et badin avec lequel elles croient devoir parler à l'enfant » .

Et Guardini conclut cette fine analyse, en redonnant la parole à Jésus:

« Vous n'accueillez pas vraiment l'enfant, parce qu'il est incapable de s'imposer. Il est trop insignifiant pour vous. Eh bien! Ecoutez: là où se trouve celui qui est incapable de se faire valoir, c'est là que moi-même je me trouve. L'homme à l'âme chevaleresque, c'est celui qui se dresse à l'endroit où se tient celui qui n'a pas encore fait ses preuves et dit:Je m'en porte garant » . (R. Guardini, Le Seigneur).

Je me garde bien d'en dire plus, et de déflorer la tendre vigueur de ce texte de Guardini, par des exhortations et des applications concrètes.

Chacune et chacun d'entre nous a bien compris ses responsabilités évangéliques là où il vit, dans sa vie relationnelle quotidienne, et devant le problème des immigrés, par exemple: « Toi, bien que tu sois démuni comme un enfant, je me porte garant de toi, surtout parce que tu es démuni » .

Que notre eucharistie rejoigne l'action de grâce de Jésus:

« Je te bénis, Père, Seigneur du ciel et de la terre, d'avoir caché tes mystères aux sages et aux puissants de ce monde et de l'avoir révélé aux tout-petits » .