Une homélie de fr. Pierre de Béthune
Nous avons suivi le Christ tout au long de sa vie parmi nous, et, au dernier dimanche de cette année liturgique, la célébration du Christ Roi de l'univers en est comme le couronnement. La liturgie a élaboré une grande doxologie en l'honneur du Seigneur de l'univers et du temps. Et nous prions, dès l'oraison d'ouverture, pour que « toute la création reconnaisse sa puissance et le glorifie sans cesse ». Car, comme l'exprimera la préface à la prière eucharistique de ce jour, son règne est « un règne sans limite et sans fin, règne de vie et de vérité, règne de grâce et de sainteté, règne de justice, d'amour et de paix ».Le passage de l'épitre aux Colossiens qui a été choisi est une invitation à « rendre grâce à Dieu le Père qui nous a placés dans le Royaume de son Fils bien-aimé en qui tout fut crée, dans le ciel et sur la terre » car il « a en tout la primauté, en lui habite toute la plénitude ».
Mais quand, ensuite, nous entendons l'évangile, le ton change tout à fait. C'est le Christ abandonné de tous, mis en croix comme un malfaiteur qui y est évoqué. Pourquoi ce choix contrasté ? Simplement parce qu'il n'y a pas d'autre choix. Il n'y a pas d'évangile qui parle de la royauté du Christ, sinon par dérision, ou de façon naïve, comme le bon larron. Non, le royaume du Christ « n'est pas de ce monde ».
Mes frères, mes soeurs, ce contraste est même, me semble-t-il, le message le plus important de cette célébration. En effet, nous voyons partout dans les évangiles que Jésus évite systématiquement qu'on le prenne pour un seigneur, un maître ou un roi. Après la multiplication des pains, l'évangéliste Jean précise : « Jésus, sachant qu'on allait venir l'enlever pour le faire roi, se retira à nouveau, seul, dans la montagne » (Jn 6, 15). La veille de sa passion, il a voulu laisser en guise de testament à ses disciples deux gestes essentiels : le lavement des pieds et la partage du pain. Il s'est expliqué : « Vous m'appelez Maître et Seigneur, et vous dites bien, car je le suis. Dès lors, si je vous ai lavé les pieds, moi, le Seigneur et le Maître, vous devez vous aussi vous laver les pieds les uns aux autres » (Jn 13, 13,14). Par toute sa vie il a attesté que la seule autorité véritable était celle que lui conférait le don de lui-même. « Les rois des nations agissent avec elles en seigneurs... Pour vous, rien de tel. Mais que le plus grand parmi vous prenne la place du plus jeune, et celui qui commande la place de celui qui sert. (...) Quant à moi, je suis parmi vous comme celui qui sert. » (Luc 22, 24-17) S'il y un enseignement qui est clair dans les évangiles, c'est bien celui-là !
Mais la célébration d'aujourd'hui nous aide beaucoup à bien entendre cet appel en associant royauté et service, deux réalités contrastées qui semblent même s'exclure : un roi, aux yeux des gens, est précisément celui qui est servi, et un serviteur n'est évidemment pas roi ! Cependant, en nous proposant cet évangile du Christ en croix pour célébrer le Christ roi, la liturgie illustre et révèle ce qu'est fondamentalement ce service que Jésus nous demande à travers toutes ses paroles et par toute sa vie. D'ailleurs, vous avez noté qu'il n'y est plus question de service, mais bien plutôt d'une vie offerte en sacrifice. De même, comme je l'ai rappelé, à la veille de la passion, en plus du geste du lavement des pieds, Jésus à offert le pain rompu, comme sa vie donnée, et le vin partagé comme son sang versé. Si donc le service est le signe le plus évident de la vie selon l'Évangile, le don de sa vie, offerte en sacrifice, en est le coeur. C'est jusque là que la liturgie veut nous conduire.
Non seulement Jésus refuse la royauté et lui oppose le service, mais il nous invite à un service qui soit un don inconditionnel, un 'sacrifice'. Le mot 'sacrifice' nous met mal à l'aise, parce qu'on en a abusé. Quand j'étais enfant, on me demandait souvent de « faire un petit sacrifice ». Mais il ne faudrait pas pour autant évacuer ce mot et cette exigence. Jésus a donné sa vie en sacrifice, en rançon pour la multitude. Et, dans notre contexte limité, dans notre humble existence quotidienne, il n'en demande pas moins. Il ne suffit pas de 'prêter' quelques services, en évitant de perdre trop de temps ou même quelquefois de perdre la face. Un tel service parcimonieusement négocié n'est en fait qu'une prestation de fonctionnaire (par ailleurs tout à fait respectable dans le contexte de 'services après vente' ou de 'service minimum' assuré par certains organismes). Mais dans un contexte évangélique, le service est toujours donné, sans retour, à corps perdu, et avec joie. Ce qui rend le service 'royal', c'est précisément qu'il est donné somptueusement, sans compter. En nous demandant d'être les serviteurs de nos frères, le Christ ne nous invite donc pas à la servilité, mais il nous fait comprendre, au contraire, que seul le service anoblit. Les autres noblesses et royautés ne sont que des illusions, sinon des usurpations, quand elles ne sont pas vraiment au service des autres. Car la seule source d'une vraie autorité est une vie donnée. Le vrai berger est celui qui donne sa vie pour ses brebis.
Nous savons enfin que ce don s'adresse effectivement à Dieu. Il est significatif qu'en hébreux un même mot abad, signifie à la fois servir et adorer : Nous chantons : « Servez le Seigneur dans l'allégresse » (Ps.99) Et dans la tradition monastique, saint Benoît propose d'ouvrir « une école du service du Seigneur ». Dans cet esprit, chaque activité dans le monastère, ? et pourquoi pas ailleurs ? ? chaque moment, ? et pas seulement les Offices à la chapelle, ? chaque démarche peut être un geste d'adoration du Seigneur. Ce souci de service vraiment royal peut alors habiter et transformer toute la vie. Aussi quand un moine rencontre un hôte, un visiteur, la Règle demande même « de se prosterner au sol de tout son corps devant lui, pour adorer en lui le Christ qu'il reçoit » (RB 53) Ne devrions-nous pas garder cette scène à l'horizon de toutes nos rencontres ?
Oui, mes frères, mes soeurs, quand nous laissons l'Évangile peu à peu prendre toute sa place, quand nous laissons, avec confiance, l'Esprit du Christ nous inspirer, nous comprenons ce verset du psaume 62, adressé au Seigneur que le Père Jean-Yves aimait répéter et qui récapitule toute sa vie :
« Ton amour vaut mieux que la vie ! »
En ces jours-là, toutes les tribus d'Israël vinrent trouver David à Hébron et lui dirent : « Vois ! Nous sommes de tes os et de ta chair. Dans le passé déjà, quand Saül était notre roi, c'est toi qui menais Israël en campagne et le ramenais, et le Seigneur t'a dit : ?Tu seras le berger d'Israël mon peuple, tu seras le chef d'Israël.' » Ainsi, tous les anciens d'Israël vinrent trouver le roi à Hébron. Le roi David fit alliance avec eux, à Hébron, devant le Seigneur. Ils donnèrent l'onction à David pour le faire roi sur Israël.
- Parole du Seigneur.
2 S 5, 1-3
Quelle joie quand on m'a dit : « Nous irons à la maison du Seigneur ! » Maintenant notre marche prend fin devant tes portes, Jérusalem !
Jérusalem, te voici dans tes murs : ville où tout ensemble ne fait qu'un ! C'est là que montent les tribus, les tribus du Seigneur, là qu'Israël doit rendre grâce au nom du Seigneur.
C'est là le siège du droit, le siège de la maison de David. Appelez le bonheur sur Jérusalem : « Paix à ceux qui t'aiment ! »
Ps 121 (122), 1-2, 3-4, 5-6
Frères, rendez grâce à Dieu le Père, qui vous a rendus capables d'avoir part à l'héritage des saints, dans la lumière. Nous arrachant au pouvoir des ténèbres, il nous a placés dans le Royaume de son Fils bien-aimé : en lui nous avons la rédemption, le pardon des péchés.
Il est l'image du Dieu invisible, le premier-né, avant toute créature : en lui, tout fut créé, dans le ciel et sur la terre. Les êtres visibles et invisibles, Puissances, Principautés, Souverainetés, Dominations, tout est créé par lui et pour lui. Il est avant toute chose, et tout subsiste en lui.
Il est aussi la tête du corps, la tête de l'Église : c'est lui le commencement, le premier-né d'entre les morts, afin qu'il ait en tout la primauté. Car Dieu a jugé bon qu'habite en lui toute plénitude et que tout, par le Christ, lui soit enfin réconcilié, faisant la paix par le sang de sa Croix, la paix pour tous les êtres sur la terre et dans le ciel.
- Parole du Seigneur.
Col 1, 12-20
En ce temps-là, on venait de crucifier Jésus, et le peuple restait là à observer. Les chefs tournaient Jésus en dérision et disaient : « Il en a sauvé d'autres : qu'il se sauve lui-même, s'il est le Messie de Dieu, l'Élu ! » Les soldats aussi se moquaient de lui ; s'approchant, ils lui présentaient de la boisson vinaigrée, en disant : « Si tu es le roi des Juifs, sauve-toi toi-même ! »
Il y avait aussi une inscription au-dessus de lui : « Celui-ci est le roi des Juifs. » L'un des malfaiteurs suspendus en croix l'injuriait : « N'es-tu pas le Christ ? Sauve-toi toi-même, et nous aussi ! » Mais l'autre lui fit de vifs reproches : « Tu ne crains donc pas Dieu ! Tu es pourtant un condamné, toi aussi ! Et puis, pour nous, c'est juste : après ce que nous avons fait, nous avons ce que nous méritons. Mais lui, il n'a rien fait de mal. » Et il disait : « Jésus, souviens-toi de moi quand tu viendras dans ton Royaume. » Jésus lui déclara : « Amen, je te le dis : aujourd'hui, avec moi, tu seras dans le Paradis. »
- Acclamons la Parole de Dieu.
Lc 23, 35-43